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   64th IFLA General Conference
   August 16 - August 21, 1998

 


Code Number: 078-155(WS)-F
Division Number: III.
Professional Group: Library Services to Multicultural Populations (Workshop)
Joint Meeting with: Library Theory and Research: Workshop
Meeting Number: 155.
Simultaneous Interpretation:   No

De la Bibliothèque au Droit de Cité : Une Recherche sur les Jeunes Usagers des Bibliothèques dans des « Quartiers Sensibles » des Villes Françaises

Michèle Petit
National Center for Scientific Research
Université de Paris
Paris, France


Abstract:

Quelle peut être la contribution des bibliothèques à une lutte contre l'exclusion ? Une recherche publiée en France en 1997 tente de répondre à cette question, à partir d'entretiens avec des jeunes issus de milieux socialement défavorisés qui ont vu le cours de leur vie infléchi, peu ou prou, par la fréquentation d'une bibliothèque.

Fondée sur l'analyse de parcours singuliers, attentive aux déplacements qui scandent ces parcours dans différents champs, cette recherche appelait une méthodologie qualitative. L'analyse a fait apparaître la multiplicité des formes d'utilisation de la bibliothèque. Parmi celles-ci, les formes d'utilisation relatives à la construction de soi sont peu connues. Elles sont pourtant essentielles : en élaborant leur subjectivité, ces jeunes se décollent des stéréotypes ou des images stigmatisantes, ils sortent des places assignées et trouvent une marge de manoeuvre dans l'échiquier social. Par des trouvailles faites en bibliothèque, ceux qui sont issus de l'immigration, en particulier, conjuguent leurs appartenances et élaborent une identité ouverte, plurielle, qui les protège de certaines dérives.


Paper

Permettez-moi tout d'abord de remercier très chaleureusement Lis Byberg et Christine Girard, qui m'ont donné cette chance d'être parmi vous, ainsi que le CORI (l'Association pour la participation française à l'IFLA), qui m'y a aidée. Lis Byberg m'a invitée à vous présenter une recherche que j'ai coordonnée et qui a été publiée l'an dernier en France sous le titre De la bibliothèque au droit de Cité (1). Elle avait pour objet de préciser quelle peut être la contribution des bibliothèques à une lutte contre les processus d'exclusion et de relégation, à partir d'entretiens avec des jeunes issus de milieux socialement défavorisés qui ont vu le cours de leur vie infléchi, peu ou prou, par le fait qu'ils ont fréquenté de façon relativement assidue une bibliothèque publique. Elle a été réalisée par cinq chercheurs du laboratoire où je travaille, à la demande du ministère français de la Culture et de la Bibliothèque Publique d'Information, cette grande bibliothèque située dans le Centre Georges Pompidou, à Paris, que certains d'entre vous connaissent peut-être.

J'évoquerai rapidement la problématique que nous avons élaborée, la méthodologie qui lui est liée, puis quelques résultats.

Des parcours singuliers

En guise d'entrée en matière, je laisserai la parole à l'un des jeunes que nous avons rencontrés. Il s'appelle Daoud, il est d'origine sénégalaise, il a 24 ans : « Quand on est en banlieue on doit avoir des études mauvaises, on doit avoir un sale boulot, il y a tout un tas d'événements qui vous font aller dans un certain sens. Moi j'ai su esquiver ce sens là, être anticonformiste, aller ailleurs, c'est ça ma place... (Ceux qui traînent), ils font ce que la société attend d'eux qu'ils fassent, c'est tout. Ils sont violents, ils sont vulgaires, ils sont incultivés. Ils disent : "Moi je vis en banlieue, je suis comme ça", et j'ai été comme eux. Le fait d'avoir des bibliothèques comme celle-là m'a permis d'entrer, de venir, de rencontrer d'autres gens. Une bibliothèque sert à ça. J'ai choisi ma vie et eux ne l'ont pas choisie. »

Avant même de commencer cette recherche, il me semblait que pour ces jeunes qui habitent dans des quartiers stigmatisés, la question était exactement celle-là : « esquiver », comme il dit, un certain nombre de voies toutes tracées qui mènent droit dans le mur. Pour prendre des exemples, sortir des ornières qui vont des formations peu qualifiantes au chômage et à la galère ; se dégager des clichés xénophobes qu'on vous colle à la peau ; échapper à ceux qui contrôlent la rue - dealers ou fondamentalistes religieux ; se soustraire à l'imitation et à la surveillance mutuelle propres aux espaces où l'on vit entre soi, qui peuvent conduire des jeunes filles à l'enfermement ou même au mariage forcé ; etc.

C'est donc le concept de déplacements que j'ai mis au coeur de la problématique. « S'intégrer », il me semblait que cela supposait déjà un certain nombre de déplacements, réels et symboliques : déplacements dans les parcours scolaires et professionnels, au-delà des bornes fixées par la programmation scolaire et sociale ; déplacements dans la forme de relations entretenues avec la famille, le groupe d'appartenance et la culture d'origine ; déplacements dans les assignations liées au fait d'être né garçon ou fille ; déplacements dans les formes de sociabilité avec ceux du même âge ; déplacements, enfin, dans la façon d'habiter et de percevoir le quartier, la ville, le pays où l'on vit.

Ce qui était le coeur même de la recherche, c'était tout ce qui, dans le fait de fréquenter une bibliothèque, permet de « choisir sa vie », comme le dit Daoud. Tout ce qui contribue à faire que l'on devient un peu plus sujet de son destin, et pas seulement objet de discours répressifs ou bien-pensants. Tout ce qui aide à élaborer une distance critique, permettant de trouver un peu de « jeu » dans l'échiquier social, de sortir des places prescrites, de se porter ailleurs que là où l'on vous attend.

En effet, si des déterminismes lourds sont le lot partagé de ceux qui vivent dans ces quartiers, chaque destin est aussi une histoire singulière, faite d'une mémoire et de ses blancs, d'événements, de rencontres, de mouvement. Et l'intégration sociale, ce processus lent, auquel il faut du temps, est scandée de moments-clés où des rencontres, même fugaces, contribuent à ouvrir l'espace des possibles. C'est toujours dans l'intersubjectivité que les humains se constituent, c'est à l'occasion de rencontres que les parcours peuvent s'infléchir.

Or la bibliothèque est précisément un lieu qui peut se situer dans différents registres temporels : temps long de l'accompagnement, au fil des étapes de la vie, temps court de la trouvaille, de l'interaction. Elle offre toutes sortes d'opportunités de rencontres, avec des bibliothécaires, d'autres usagers, des écrivains de passage. Avec des mots, savants ou poétiques, trouvés dans des livres. Ou même avec des phrases écrites par d'autres lecteurs dans les marges de ces livres.

Ce sont ces interactions multiples que l'on souhaitait discerner, les pratiques auxquelles la bibliothèque convie comme celles que les usagers inventent. Et l'on voulait être attentif à ses aspects « socialisants », tel l'apprentissage des règles qu'appelle le partage d'un espace public, souvent évoqué par les professionnels. Mais repérer également tout ce qui va dans le sens d'une individuation, ce qui permet à chacun de se construire. Car dans ces quartiers, le délabrement ne touche pas seulement le bâti ou le lien social. Ce peut être encore, pour nombre de ceux qui y vivent, la capacité de symboliser, d'imaginer, et par là de penser un peu par soi-même et d'agir, qui est mise à mal.

Une méthodologie qualitative

Il s'agissait donc d'analyser des déplacements, dans des parcours singuliers. Mais aussi de voir comment ils s'opèrent, à quelles occasions, par quelles appropriations, quels dialogues. D'analyser les représentations du livre, du lieu, de ceux qui s'y trouvent, le sens qui est donné aux façons de faire. Tout cela appelait une méthodologie qualitative. Et on a donc écoutés, un par un, des jeunes nous raconter comment leur vie avait bougé du fait d'une bibliothèque, dans un domaine ou un autre, à un moment ou à un autre.

Ces entretiens, on les a souhaités très ouverts. Car l'essentiel du travail d'entretien, c'est de se faire le plus accueillant possible, notamment à ce qui n'est pas prévu. Ces digressions qui n'ont pas toujours de lien apparent avec le sujet, ce sont en fait des associations libres qui ont du sens. Et c'est à partir de ce que disent nos interlocuteurs, à partir de ce qui semble organiser leur dire, qu'il faut improviser des relances, en fonction d'hypothèses qui surgissent in situ et où entre une part d'intuition. Il vaut mieux oublier un thème listé dans le guide d'entretien initial que ne pas entendre l'imprévu. D'ailleurs, ce guide, je crois qu'il faut le mettre de côté au moment même de l'entretien. Autrement on n'apprend rien que l'on ne sache déjà. Un entretien, ce n'est pas un questionnaire.

Et il ne faut pas prendre les gens pour des imbéciles. Si on énonce au départ le sujet d'une recherche, ils entendent, et ce qu'ils énoncent a, peu ou prou, rapport avec le sujet. Ils ont un savoir sur eux-mêmes, sur leurs expériences, et c'est d'eux que le chercheur tient son savoir. Ça ne veut pas dire qu'on va prendre pour argent comptant tout ce qu'ils disent. Mais je me refuse à cette posture du soupçon systématique qui a été longtemps en vigueur dans les sciences sociales. Tout comme je pense qu'il faut être attentif à la singularité, veiller à ne pas réduire l'autre à un « exemple » ambulant, un « échantillon représentatif » incarné.

Ceux que nous avons rencontrés lors de cette recherche, du reste, n'étaient pas très « représentatifs ». Parmi eux, on compte nombre de bons élèves ou de fortes personnalités - des jeunes soutenus par l'ambition de leurs parents, par la représentation valorisée du savoir qu'ils leur ont transmise, ou bien par une sensibilité ou une volonté propres peu communes. Il en est d'autres qui ne franchissent jamais les portes d'une bibliothèque, ou qui n'y reviennent pas. Tous ces livres, cela leur rappelle trop l'école, des échecs, des humiliations. Certains, tout à leur rage et à leur dépit amoureux, vont même jusqu'à y mettre le feu ou y jeter des pierres, quelquefois. Ce que l'on a étudié n'est donc qu'un aspect des rapports que les jeunes de ces quartiers ont avec les bibliothèques - et, délibérément, l'aspect le plus positif. Mais ce n'est pas non plus exceptionnel. Là où des bibliothécaires pensent depuis des années leur action auprès de ces « publics », c'est une fraction croissante de la population qui s'empare des bibliothèques et des biens qui s'y trouvent pour tenter de déjouer les lois de la « reproduction sociale », pour résister à l'exclusion, pour construire son droit de cité.

Au total ce sont 90 jeunes, âgés de 15 à 30 ans, qui nous ont fait part de leur parcours, de leur expérience, de leurs découvertes. Ils vivent dans six villes, situées dans différents contextes économiques, sociaux, spatiaux. Trois d'entre elles sont à la périphérie de grandes villes : Bobigny est en banlieue parisienne, Bron dans la banlieue de Lyon, Hérouville-Saint-Clair à côté de Caen, en Normandie. Mulhouse, en Alsace, a connu un passé industriel brillant et traverse de graves difficultés de reconversion économique. Auxerre, en Bourgogne, et Nyons, dans les Alpes provençales, sont dans un environnement rural.

Comment avons-nous rencontré ces jeunes ? On a pressenti directement certains d'entre eux dans les bibliothèques, mais dans une très large mesure le temps imparti à l'enquête a conduit à privilégier des pistes indiquées par des bibliothécaires. Ils connaissaient ou avaient gardé le souvenir de quelques usagers que l'on a pu retrouver ; ou ils nous facilitaient d'autres approches, par exemple en nous mettant en rapport avec des médiateurs interculturels. On a pu ainsi obtenir une diversité de profils et de parcours satisfaisante : 45 % de garçons, 55 % de filles ; 33 % ayant de 15 à 19 ans, 40 % de 20 à 24 ans, 27 % plus de 25 ans. Dans près de la moitié des cas, les jeunes rencontrés - ou leurs parents - sont originaires des trois pays du Maghreb (Algérie, Tunisie, Maroc), dans 20 % environ de pays d'Europe du Sud, d'Afrique sub-saharienne, de Turquie, ou d'Extrême-Orient, tandis que pour un tiers, la génération des parents étaient française. Ces « Français de souche » n'ont pas le même rapport à la bibliothèque que les jeunes issus de l'immigration, pour qui elle représente souvent une véritable bouée de sauvetage.

La durée des entretiens a été en moyenne d'une heure et demi à deux heures. Ils ont été enregistrés puis intégralement décryptés, et on a disposé de 1 500 pages, en simple interligne, de matériaux à analyser. Cette analyse s'est effectuée d'abord par une « lecture flottante », proche de l'attention flottante du psychanalyste, qui a permis de repérer des thèmes inattendus, des mots qui étonnent, de laisser venir des mises en rapport. Une autre lecture, plus systématique, s'est fondée sur différents relevés : des tableaux avec une entrée nominative et des entrées thématiques, résumant un certain nombre de caractéristiques et permettant de les mettre en relation ; des relevés de citations par thèmes.

Par ailleurs, ces entretiens ont été complétés d'une observation dans les différentes bibliothèques, portant sur l'agencement des lieux, le fonds, les façons de faire. On s'est également entretenues longuement avec les bibliothécaires et avec des personnes qui jouaient un rôle particulier dans ces quartiers par leurs fonctions, leur métier ou leur engagement associatif. Et on a étudié l'histoire économique, sociale, culturelle, politique propre à chaque lieu.

Des usages multiples

Pour évoquer très rapidement les résultats, je dirai que ce qui frappe, à écouter ces jeunes, c'est la pluralité des usages, des formes d'appropriation de la bibliothèque. C'est vraiment par différents biais que celle-ci les aide à résister à l'exclusion. Certains usages sont bien connus, très visibles. Par exemple, les usages parascolaires : la bibliothèque, pour tous ceux qui ont une stratégie de poursuite du cursus scolaire, c'est déjà un point d'appui essentiel qui permet de compenser en partie les handicaps sociaux. Ils y disposent de documents, des conseils éventuels d'un professionnel, et plus encore ils y trouvent une ambiance propice à l'étude, un cadre structurant où ils se soutiennent les uns les autres.

De façon proche, les recherches autodidactiques sont fréquentes. Elles peuvent être le fait de ceux qui ont interrompu leur parcours scolaire, mais aussi de tous ceux qui se documentent à des fins pratiques, pour la vie quotidienne ou professionnelle. Pour certains elles sont utilitaires, tandis que pour d'autres le savoir est pensé comme un moyen de ne pas se sentir « bête », de ne pas rester en marge de son temps, d'avoir des sujets de conversation. Et ce peut être encore un biais pour se lier au monde, pour y trouver place par l'étude de l'astronomie, de l'histoire, des sciences de la vie.

Autre thématique très riche, elle aussi assez familière : la bibliothèque comme espace de sociabilités. Pour nombre de ces jeunes, c'est un espace d'appartenance, où chacun éprouve qu'il participe d'un ensemble, où il trouve place en étant respecté, en toute dignité. Un lieu offrant une alternative à la bande, pour les garçons qui cherchent à éviter les pièges du communautarisme viril de la rue. Un espace protégé du contrôle familial et communautaire, pour les filles d'origine musulmane qui veulent se défendre des enfermements. Un exemple d'hospitalité, de tolérance, d'ouverture à l'autre.

Tous ces aspects ont été analysés dans le livre, mais je ne peux malheureusement pas les reprendre, faute de temps. Je parlerai un peu d'un autre type d'usage, plus discret, moins connu, mais que ces jeunes ont longuement évoqué et qui me semble essentiel : les formes d'utilisation de la bibliothèque relatives à la construction de soi.

Pour beaucoup, les livres sont déjà des compagnons. Car ils n'ont pas toujours à qui confier leur peine, leurs angoisses, leurs désirs, et les mots peuvent manquer pour les formuler. La difficulté à trouver une place n'est pas qu'économique, elle est également affective, sociale, sexuelle, existentielle. Et au fil des pages ils découvrent parfois que leur vérité la plus intime, la plus subjective, d'autres l'ont éprouvée et ont su l'écrire.

Mais la contribution de la lecture à la construction de soi, ce n'est pas uniquement qu'elle console. En lisant, on élabore un monde à soi, un temps pour soi, où la capacité de rêverie peut se donner libre cours. Plusieurs ont évoqué cet autre temps sur lequel ouvre la lecture. Et l'accès au livre, sa démocratisation, ont aussi pour enjeu le partage d'une façon d'habiter le temps propice à la rêverie. Faut-il rappeler que sans rêverie, il n'est pas de pensée ?

Trop souvent, aujourd'hui encore, on voudrait cantonner les lecteurs issus de milieux populaires aux seules lectures « utiles » - supposées leur servir dans leurs études ou leur recherche d'un emploi. On leur accorde aussi deux ou trois best-sellers faciles, aux fins de se « distraire ». Le reste est renvoyé à la « culture lettrée », apanage des nantis. Avec une telle classification, on passe à côté d'une des dimensions essentielles de la lecture dont ces jeunes, eux, sont très conscients, quand ils évoquent leurs rencontres avec des mots qui leur ont permis de symboliser leur expérience, de la mettre en forme, de donner sens à leur vie et d'avoir plus de prise sur ce qui les entoure.

C'est grâce à ces moments où ils ont quartier libre, à cette prise de distance, à ce travail psychique qu'ils peuvent mettre en perspective leur histoire, accéder à une diversité de points de vue, à une relativisation. Ils nous ont souvent raconté, en donnant des exemples singuliers, combien la lecture avait contribué à la formation de leur esprit critique.

Cela ne veut pas dire qu'ils passent leur jeunesse à lire : la plupart ne sont pas de grands lecteurs, et ce sont des fragments glanés de-ci de-là qui les incitent à recomposer leurs façons de se représenter les choses. Et à dessiner autrement leurs propres contours. L'importance de la lecture ne se mesure donc pas seulement en chiffres, en nombre d'ouvrages consultés ou empruntés. C'est parfois une seule phrase, recopiée ou vite oubliée, qui remet en mouvement ce qui était comme arrêté sur l'image.

Tout cela nous rappelle que le langage n'est pas réductible à un véhicule d'informations, à un outil. Le langage touche à la construction du sujet parlant. Plus on est capable de nommer ce que l'on vit, plus on est à même de le vivre, et apte à le changer. Tandis qu'à l'inverse, quand on est privé de mots pour dire sa colère, son espoir, son désarroi, privé de mots pour négocier avec les autres, il ne reste plus que le corps pour crier.

A trouver dans leurs lectures des mots qui les aident à se construire, et à comprendre qu'ils ont le droit de toucher à la langue, le droit de trouver leur propre façon de dire, ces jeunes sont confortés dans une affirmation d'eux-mêmes et ils peuvent se démarquer de ce qui les entoure, se différencier un peu de leurs proches. Se décoller aussi des stéréotypes, des images stigmatisantes. Et parce qu'ils se pensent dans leur subjectivité, ils sont moins exposés à ce qu'un lien totalisant à une bande, une secte, une ethnie, une chapelle, une mosquée, un territoire, ne vienne faire office de prothèse identitaire.

En effet, ce n'est pas seulement l'exclusion économique qui explique la dérive délinquante, la montée des fondamentalismes ou de l'extrême-droite, qui est très inquiétante en France. C'est aussi, pour nombre de ceux qui s'y livrent, la fragilité du sentiment de son identité. Les plus démunis de références culturelles sont là les plus enclins à être séduits par les prosélytes qui tendent des prêt-à-porter identitaires. Pour ne pas en être réduits à se définir en termes uniquement négatifs, comme pauvres, comme sans travail, comme habitants d'un quartier stigmatisé, ils peuvent être tentés de se ruer sur des images, sur des mots, qui rassemblent magiquement les morceaux et leur fournissent une sorte d'armure narcissisante.

A écouter ceux que l'on a rencontrés et qui ont presque tous évité ces pièges, on se rend compte que ce à quoi la lecture peut contribuer, c'est à l'élaboration d'une représentation de soi plus riche, plus complexe, qui protège un peu de se précipiter sur de tels leurres. A l'élaboration d'une identité en mouvement, labile, ouverte au jeu, au déplacement. Une identité qui ne se fonde pas sur le seul antagonisme entre « eux » et « nous ».

Faire jouer des appartenances plurielles

Un point qui m'a semblé remarquable, à cet égard, c'est qu'en bibliothèque, nombre de ceux qui sont issus de l'immigration font des trouvailles grâce auxquelles le fait de participer de deux cultures est plus ressenti comme une richesse et moins comme une souffrance. Ils tentent de relier des maillons de leur histoire, d'intégrer quelque chose de leur culture d'origine, peut-être pour ne plus se sentir en dette envers elle, plus ou moins consciemment, et pour pouvoir s'approprier la culture du lieu où ils vivent actuellement.

Prenons quelques exemples : celui de Zohra qui en bibliothèque a trouvé des réponses aux questions qu'elle se posait sur la guerre d'Algérie, sur laquelle ses parents et l'école faisaient silence, et qui y a aussi rencontré l'histoire française en se sentant proche d'anciens résistants, d'anciens déportés, évoquant leur expérience lors d'une animation. Ou de Guo Long, un jeune Laotien, ouvrier dans le bâtiment : il s'initie dans les livres à l'art de faire des bonsaïs, retrouvant ainsi un lien poétique à son origine asiatique, mais en bibliothèque il a encore découvert Shakespeare, un jour où il était en panne d'inspiration pour écrire des chansons. Ou de Aïché, qui est Turque, et qui y a lu avec passion Yachar Kemal et Descartes, dont elle dit que c'est la lecture qui a le plus compté dans sa vie, parce qu'elle y a compris l'importance d'une argumentation bien menée, pour refuser un mariage forcé, ou pour contrer les gens sous la coupe des intégristes.

Ces recherches renvoient dos à dos deux positions tranchées, qui, tels des frères ennemis, relèvent d'une même conception monolithique, figée, fixiste de la culture : l'universalisme pur et dur, et le différentialisme culturel poussé jusqu'à l'extrême conservatisme par certains ethnologues ou ethnopsychiatres. L'un comme l'autre comptent en France des adeptes fervents. Ceux qui se réclament de l'universalisme voudraient que l'on se coule dans le moule d'une supposée « identité française », en faisant table rase de tout passé, de toute mémoire. Et les chantres de la défense des spécificités culturelles vous enferment dans les « traditions », jusqu'à se faire les apôtres des ghettos ou à légitimer l'excision. A tous ces dogmatiques on peut opposer la quête de ces jeunes, qui tentent avec curiosité, pugnacité, et non sans souffrance, de trouver des chemins singuliers pour concilier les cultures dont ils participent. On peut aimer chanter les chansons kabyles qui vous ont bercé dans l'enfance et être fou de Rimbaud. Ou bien être curieuse de l'histoire du pays d'où sont venus ses parents et se montrer très attachée à la laïcité « française » et aux droits des femmes.

Une culture est faite d'apports multiples, elle bouge sans cesse, elle est ouverte à toutes sortes de jeux, d'appropriations - et c'est bien pourquoi elle insupporte les intégristes, les extrémistes, et plus largement tous les tenants d'une identité fixe, qui voudraient lui substituer un code fermé, un ensemble de formules, de préceptes. C'est dire l'importance des bibliothèques, qui permettent de résister aux systèmes rigides de lecture du monde, aux conservatismes identitaires, de quelque nature qu'ils soient. Et c'est dire l'importance des bibliothécaires, car ce sont eux qui peuvent jeter des passerelles et faire vivre les fonds, par des dispositions inventives, des tables de présentation souvent renouvelées, des animations, une écoute et des conseils personnalisés. Ce sont eux qui peuvent inciter à s'ouvrir au nouveau, à ne pas rester coincé dans un rayon, à élaborer des assemblages singuliers, comme ceux que j'ai évoqués. Ils sont là dans une position clé, comme chaque fois où il s'agit de faciliter le passage d'un seuil ou d'élargir l'horizon de référence.

Pour nombre de ces jeunes, les trouvailles faites en bibliothèque permettent donc de vivre en meilleure intelligence avec ses origines, mais sans être reconduits à une identité passéiste, en élaborant au contraire une identité ouverte, souple, en devenir. Car contrairement à d'autres pratiques de loisirs qui contribuent à « boucler » ceux qui s'y adonnent dans leur tribu, et à confondre le soi et le chez soi, la lecture promet de ne pas appartenir seulement à son petit cercle - quand elle n'est pas contrôlée. Elle ouvre sur d'autres cercles que la parenté, la localité, l'ethnicité. Et elle invite à d'autres formes de lien social, à d'autres formes de partages que celles où l'on serre les rangs, comme un seul homme, autour d'un chef ou d'un clocher.

En effet, ce n'est pas parce qu'on s'adonne à cet acte sauvage et solitaire qu'est la lecture que l'on est un Narcisse soucieux de sa seule part de gâteau, inapte aux sociabilités et aux projets partagés. Il ne faut pas confondre construction de soi et individualisme, ou solidarité et communautarisme. Les jeunes qui élaborent un monde à soi ne se coupent pas des autres, loin de là. Au contraire, la découverte de soi, et de l'autre en soi, va souvent de pair avec l'ouverture sur l'autre. Et ils voudraient que les bibliothèques, qu'ils voient avant tout comme des lieux propices aux échanges, deviennent des sortes de forums. Ils ne veulent pas que ces équipements dérivent vers le patronage, le gardiennage. Ou qu'ils deviennent des « supermarchés » et les bibliothécaires des caissières. Mais bien plutôt qu'ils les aident à être des citoyens à part entière. Car la citoyenneté ce n'est pas donné, cela se construit : cela suppose que des moyens de penser soient fournis, cela suppose aussi que l'on ose prendre la parole et que l'on vous écoute.

Je vous remercie.

Footnote

  1. Michèle Petit, Chantal Balley et Raymonde Ladefroux, avec la collaboration d'Isabelle Rossignol, De la bibliothèque au droit de cité, Paris, BPI/Centre Georges Pompidou, 1997, 365 p.